Se sortir la tête des sables
C'est en tant que témoins que nous écrivons cette lettre. Témoins d'une catastrophe écologique et sociale que les mots décrivent bien mal : nous revenons de Fort McMurray en Alberta, centre névralgique de la production des sables bitumineux. Accueillis par la communauté autochtone locale et accompagnés de centaines de citoyens de partout en Amérique du Nord, nous avons marché au cœur du plus grand projet industriel de la planète. Plusieurs d'entre nous ont également visité les installations de la pétrolière Suncor sous l'invitation de cette dernière.
Ce que nous avons vu et entendu nous a marqué à jamais. Nous revenons profondément attristés et en colère. L'ampleur de la dévastation provoquée par cette industrie saute aux yeux de quiconque se rend sur place et les chiffres confirment ce sentiment. Chaque jour, la production des sables bitumineux provoque le déversement dans la nature de 11 millions de litres d'eau toxique – soit 4 milliards de litres par année – et émet en gaz à effet de serre l'équivalent de 30 millions de voitures.
C'est sans compter les effroyables effets sociaux sur les populations locales. Dans certaines communautés autochtones de la région les taux de cancer explosent, dépassant aujourd'hui de 30 % la moyenne canadienne. Le développement de l'industrie se fait dans le mépris le plus complet des Premières Nations : la communauté Cri du Lac Beaver a comptabilisé pas moins de 20 000 violations à ses traités territoriaux. Dans plusieurs cas, c'est 80 % du territoire des communautés autochtones qui leur est inaccessible à un moment où l’autre de l’année en raison du développement des sables bitumineux. Ici comme là-bas, les Autochtones sont les grands oubliés de ces projets de développement.
Des pipelines nécessaires à l'expansion de la production
Ce n'est toutefois pas assez pour satisfaire la soif de profits des pétrolières et du gouvernement Harper, qui entendent doubler la production de sables bitumineux d’ici 2020 et la tripler d’ici 2030. Il y a cependant un obstacle majeur sur la route de ce projet mégalomane : pour produire tout ce pétrole – l'objectif est de cinq millions de barils par jour - il faut encore être en mesure de le transporter. Et pour le transporter, il faut des pipelines : sans pipelines, pas d'expansion. D'où les nombreux projets qui surgissent un peu partout depuis les dernières années. Heureusement, la mobilisation citoyenne, particulièrement au sein des communautés autochtones, réussit à ralentir ou à bloquer ces développements destructeurs. À l’ouest, Northern Gateway a été bloqué – à tout le moins pour le moment – suite aux mobilisations des britano-colombiens et au sud, Keystone XL sera probablement rejeté par l'administration Obama en raison de son impact sur le climat. Les regards cupides des entreprises pétrolières se tournent donc vers nous car elles veulent débloquer un corridor pour acheminer le pétrole lourd des sables bitumineux vers l'est. D'où la pression mise sur le gouvernement du Québec pour qu'il donne son feu vert au projet d'inversion et d’augmentation du flux de la ligne 9 d'Enbridge, qui relie Sarnia et Montréal. La semaine dernière, le gouvernement albertain annonçait d’ailleurs un chèque de cinq milliards de dollars pour encourager un autre projet de pipeline vers le Québec. Cela donne une idée de leur détermination.
L'équation est simple. Plus de pipelines, c'est plus de sables bitumineux. Plus de sables bitumineux, c'est plus de gaz à effet de serre : chaque baril produit à Fort McMurray en émet entre trois et cinq fois plus que le pétrole traditionnel. Il est urgent que le public québécois se questionne. Voulons-nous encourager le développement des sables bitumineux en donnant le feu vert au projet d'inversion du pipeline 9 d'Enbridge? La consultation promise sur le projet par le gouvernement Marois doit impérativement tenir compte de ces faits reconnus. D'ici là, un moratoire s'impose.
Nous n'avons pas à choisir entre deux catastrophes
Depuis la tragédie de Mégantic, les lobbys pétroliers et leurs alliés chantent les mérites des pipelines. Rien n'est plus faux. Depuis 1975, les pipelines albertains ont généré 28 666 déversements de pétrole. C’est deux déversements par jour en moyenne. Nous devons refuser de choisir entre deux catastrophes. Les tragédies locales comme celle de Mégantic ne doivent pas nous empêcher de prendre la mesure de la tragédie globale dans laquelle nous sommes en train de sombrer. Il n'y aura jamais de pétrole propre. Plus nous tardons à prendre le virage écologique, plus les conséquences seront graves et les coûts élevés. Les Autochtones devront évidemment être au cœur de ce processus de transition, eux qui sont si souvent les premières victimes de l'exploitation effrénée des ressources énergétiques.
Il quelques semaines, on apprenait que le taux de CO2 dans l'air atteignait son plus haut niveau depuis 2 à 5 millions d'années : 400 parties par million (ppm). Selon l’Agence internationale de l’énergie nous nous dirigeons vers un réchauffement planétaire de 3 à 5°C, soit davantage que le seuil critique de 2°C fixé par la communauté scientifique. Les réserves des entreprises et des pays producteurs de pétrole contiennent déjà cinq fois plus de combustibles fossiles que ce qui est nécessaire à l'atteinte de cette limite. Nous allons devoir accepter de laisser du pétrole dans le sol.
Nous revenons de ce voyage avec un constat clair et unanime et la tragédie de Lac-Mégantic vient le confirmer. Il est impératif qu'un débat de société ait lieu rapidement, non seulement sur le projet d'inversion de la ligne 9 d'Enbridge et les règles de transport des produits pétroliers mais, plus largement, sur l'élaboration d'une réelle stratégie de transition énergétique visant à rapidement sortir de manière rationnelle et efficace du modèle énergivore qui est le nôtre depuis trop longtemps. Un échéancier sérieux, un plan clair qui ne passe pas par la culpabilisation individuelle, mais par la mobilisation de nos institutions collectives, notamment Hydro-Québec.
Nous sommes devenus collectivement dépendants du pétrole et nous avons d'urgence besoin d'une cure de désintoxication. Rompre avec cette dépendance sera salutaire à court, moyen et long terme. N'attendons pas que les circonstances imposent un choc encore plus brutal à nos sociétés. Commençons dès aujourd'hui, alors que nous avons les moyens de le faire progressivement et démocratiquement.
Les membres de la délégation québécoise à Fort McMurray :
Michel Lambert, Alternatives
Dominic Champagne, metteur en scène
Gabriel Nadeau-Dubois, étudiant
Patrick Bonin, Greenpeace
Éric Pineault, professeur
Widia Larivière et Melissa Mollen Dupuis, Idle No More Québec
Geneviève Puskas, Équiterre
Julie Marquis, CSN
Marie-Josée Béliveau, Coalition vigilance oléoducs (CoVo)
Ethan Cox, chef de bureau au Québec pour rabble.ca
Arij Riahi, journaliste indépendante
Tim McSorley, Coop-média
Mario Jean, photographe
Nydia Dauphin
Retrouvez cette lettre publié dans Le Devoir : http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/382633/se-sortir-la-tete-des-sables
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Getting one's head out of the sands
We are writing this letter as witnesses. Witnesses of an ecological and social disaster were words are not enough: we are back from Fort McMurray, Alberta, center of the tar sands production. Welcomed by the local native community and accompanied by hundreds of citizens from all over North America, we have walked the heart of the largest industrial project of the planet. A lot of us also visited the installations of Suncor after receiving their invitation.
What we have seen and heard, we will never forget. We come back with a heavy heart and angry. The amplitude or the devastation caused by this industry is obvious to anyone that goes there, and statistics confirm this feeling. Every day, the tar sands production pours into the environment 11 million of liters of toxic water, or 4 billion liters per year, and emits the equivalent of greenhouse gases as 30 million cars.
To this, one must consider the terrible social effects on local populations. In some native communities of the region, cancer rates explode, more than 30% of the Canadian average. The development of the industry is done with a complete contempt of the First Nations: the Cri community of Beaver Lake has counted about 20,000 violations to territorial treaties. In many cases, it's 80% of the territory of native communities that is inaccessible at one time or another during one year because of the tar sands development. Here, like over there, it is the natives that are the forgotten ones in development projects.
Pipelines necessary to expand the production.
All this is not enough to satisfy the oil industry's and government Harper's thirst for profits that intend to double the tar sands production between now and year 2020, and triple it by 2030. There is one major obstacle to this megalomaniac project: to extract all this oil, the objective being 5 million barrels per day, one must be able to transport it. And in order to transport it, one needs pipelines: without pipelines, no expansion. Which is why so many pipeline projects emerge a bit everywhere for the past few years. Thankfully, the citizens' mobilization, especially within the native communities, is able to slow or stop these destructive developments. Out west, Northern Gateway has been blocked, for the moment anyway, after the mobilization of British Columbians, and down south, Keystone XL will probably be denied by the Obama administration because of it's impact on the climate. The greedy eyes of the oil companies are then turning their sights towards us because they want a corridor to ship heavy oil from the tar sands towards the east. This is why there is such pressure so that the Quebec government accepts the project of inverting and pushing bigger volumes through Enbridge's line 9 that connects Sarnia to Montreal. Last week, the Alberta government was proud to say that 5 million dollars would go to help fund another pipeline project towards Quebec. This gives an idea of their determination.
The equation is simple. More pipelines mean more tar sands. More tar sands means more greenhouse gases: each barrel produced at Fort McMurray emits between 3 to 5 times more than traditional oil extraction. It is urgent for the Quebec public to question this: do we want to encourage the development of the tar sands by giving the go ahead to the project of inverting pipeline 9 of Enbridge? The consultation on the project that was promised by the Marois government must take into account these recognized facts. Between now and then, there must be a moratorium.
We don't have to choose between 2 disasters.
Since the Mégantic tragedy, the oil lobbies and their allies push the advantages of pipelines. Nothing is further from the truth. Since 1975, Alberta's pipelines have generated 28,666 oil spills. That's 2 spills on average a day. We must refuse to choose between 2 catastrophies. Local tragedies like the one in Mégantic must not prevent us from taking the measurements of the local tragedy in which we are slowly sinking into. There will never be clean oil. The more we delay taking the ecological turnaround, the worst the consequences will be and the costs high. The native communities must evidently be part of this transition process, they that are so often victims of the rush to exploit energy resources.
A few weeks ago, we learned that the rate of CO2 in the atmosphere was at it's highest since the past 2 to 5 million years: 400 parts per million (ppm). As per the International Agency of Energy, we are headed for a planetary warming of 3 to 5 degrees Celsius, much more that the critical 2 degrees quoted by the scientific community. Reserves of the companies and the oil production countries contain already five times more fossil fuels that is needed to reach this limit. We must accept to leave the oil in the ground.
We come back from this trip with a clear and unanimous conclusion, and the Lac-Mégantic tragedy just confirmed it. It is imperative that a social debate be engaged quickly, not only on the inversion project for the Enbridge line 9 and the rules of transportation of oil products, but beyond that, on the elaboration of a real energy transition strategy aiming to come quickly with a rational and efficient energy model to unravel ourselves of the energy consumption path we have been engaged in for too long. A serious schedule, a clear plan that does not limit itself to individual culpabilisation, but through a mobilisation of our collective institutions, like Hydro-Québec.
We have become collectively dependant of oil and we urgently need a detox cure. To cut ourselves from this dependency will be salutary on a short, medium and long term basis. Let's not wait till circumstances force us to go into shock that will be even more brutal for our societies. Let's start today, when we still have the means to do it progressively and democratically.
Signed by the members of the Quebec delegation at Fort McMurry:
Michel Lambert, Alternatives
Dominic Champagne, stage director
Gabriel Nadeau-Dubois, student
Patrick Bonin, Greenpeace
Éric Pineault, professor
Widia Larivière and Melissa Mollen Dupuis, Idle No More Québec
Geneviève Puskas, Équiterre
Julie Marquis, CSN
Marie-Josée Béliveau, Coalition vigilance oléoducs (CoVo)
Ethan Cox, bureau chief in Quebec for rabble.ca
Arij Riahi, independent journalist
Tim McSorley, Coop-média
Mario Jean, photographer
Nydia Dauphin
Thursday, July 11, 2013
Se sortir la tête des sables
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